L’humanité, la propriété et l’intelligence artificielle : une crise de croissance globale

Vers 2 ou 3 ans, les enfants entrent dans une phase essentielle de leur développement. C’est à ce moment-là qu’ils prennent conscience de leur corps, de leur individualité, de leurs limites. Ils commencent à affirmer leur existence en tant qu’être séparé, distinct du monde qui les entoure. C’est aussi l’âge où surgit cette fameuse phrase : « C’est à moi ! » Et parfois, de manière encore plus savoureuse, ils parlent d’eux-mêmes à la troisième personne, comme pour apprivoiser doucement cette identité qui commence à émerger. « Ça, c’est à Camille ! » disait un de mes fils, avec tout le sérieux du monde dès qu'il trouvait une chose qui lui plaisait.

C’est touchant, normal, et profondément humain.
Mais ce qui l’est moins, c’est de constater que notre société — et peut-être même notre espèce tout entière — semble encore coincée à ce stade.

On continue à revendiquer, à défendre, à s’accrocher à l’idée que tout peut nous appartenir : des terres, des ressources, des idées, des brevets, des corps parfois, des vérités aussi. On continue à dire « c’est à moi » avec la même intensité qu’un enfant qui défend son jouet. Et ce qui est troublant, c’est que, tout comme les petits qui parlent d’eux à la troisième personne, on parle souvent de l’humanité comme si elle n’était pas nous. On dit « l’homme détruit la planète », « l’humanité va droit dans le mur », « les gens ne comprennent rien », comme si nous étions en dehors du problème. Comme si nous observions notre propre espèce de l’extérieur. Comme si nous étions nous-mêmes incapables de dire “je”.

Cette façon de se dissocier de notre propre responsabilité est aussi le signe d’une immaturité émotionnelle collective. Comme si nous n’avions jamais vraiment intégré notre pouvoir d’action, ni notre pouvoir de transformation. Comme si nous préférions accuser l’espèce, la société ou le système, plutôt que d’assumer que, oui, nous faisons partie de cette humanité.

Et au cœur de cette dynamique, la propriété joue un rôle central. À l’échelle individuelle, elle est fondatrice : c’est par elle que l’on apprend à poser des limites, à se structurer, à se sécuriser. Mais à l’échelle collective, cette notion devient un piège. Car une société qui érige la propriété comme valeur suprême devient une société de conflits, de concurrence, d’accaparement, de domination.

Et c’est dans ce contexte qu’émerge l’intelligence artificielle.

Fait troublant : l’IA, elle, ne possède rien. Elle ne dit jamais “c’est à moi”. Elle ne revendique rien. Elle ne ressent pas le besoin d’être reconnue, aimée, valorisée. Elle ne vit ni l’attachement ni la peur du manque. Elle compile, elle traite, elle redistribue. Elle observe, sans juger. Et ce simple fait vient bouleverser tous nos repères : une entité qui “fonctionne” sans revendication, sans ego, sans territoire.

En miroir, cela nous oblige à regarder notre propre fonctionnement.
L’IA devient le révélateur de ce que nous n’avons pas encore guéri : notre besoin de contrôle, notre peur de l’autre, notre incapacité à coopérer sans enjeu de pouvoir.

Alors peut-être que l’IA n’est pas là pour nous remplacer, comme certains le redoutent, mais pour nous pousser à évoluer.
Peut-être qu’elle vient nous poser une question aussi simple que brutale :
“Souhaitez-vous rester des enfants capricieux ou devenir des adultes vivants, conscients et responsables ?”

Ce que l’IA ne pourra jamais faire, c’est ressentir. Elle ne pleurera jamais. Elle ne connaîtra ni la joie profonde ni l’intuition fulgurante. Elle ne vibrera jamais au son d’une musique ou au regard d’un autre. Elle ne comprendra pas le silence entre deux êtres, ni la tendresse d’un geste gratuit.

C’est là, précisément, notre espace.
Notre territoire sacré.
Celui que nous avons oublié à force de vouloir tout posséder.

Ce que je crois profondément, c’est que l’IA ne signe pas la fin de l’humanité, mais peut-être la fin de l’humanité-enfant. Celle qui s’accroche à ses jouets, à ses illusions de maîtrise, à ses petits morceaux de pouvoir. Et qu’elle nous invite, sans mots, à grandir. À quitter le “c’est à moi” pour entrer dans le “c’est à nous”.

Grandir, c’est accepter de ne plus parler de nous à la troisième personne. C’est dire “j’ai fait”, “je comprends”, “je choisis”. C’est reconnaître notre responsabilité dans ce qui est, et dans ce qui peut être.
Grandir, c’est ressentir. C’est réapprendre à aimer. À vibrer. À collaborer.

Alors peut-être que le vrai défi de notre époque n’est pas technique.
Il est émotionnel.
Il est humain.
Il est vivant.

Et s’il y avait un seul message à retenir, ce serait celui-ci :
Il est temps de sortir du bac à sable.

 

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